Je suis, depuis longtemps, un militant en faveur de la prostitution, à la fois en tant que client, qu’ancien patron de boite de nuit et que partisan de laisser à chacun le choix de disposer librement de son corps. En cela, je partage les positions d’Elisabeth Badinter. Et je combats farouchement celles des prohibitionnistes de tout poil qui se réfugient derrière les fake-news régulièrement distillées dans tous les médias par une sombre association créée par un curé dans les années 1930, proche des milieux intégristes dans les années 1970, et qui est rétribuée pour organiser des stages de rééducation pour les malheureux clients qui se font prendre à la suite de la sinistre loi du 13 avril 2016.
Mon expérience n’a pas valeur d’exemple : j’ai connu plusieurs centaines de prostituées depuis que j’ai 18 ans, mais sur une trop longue période pour en faire une étude statistique sérieuse. Néanmoins, je pense, au fil du temps, avoir une image assez exacte du profil et des mécanismes qui amènent une personne à se prostituer. Dans la plupart des cas, c’est la conjonction de trois facteurs : l’envie de gagner rapidement de l’argent, la désacralisation du sexe, parfois à la suite d’expériences douloureuses mais ça n’est pas obligatoire, et la rencontre avec des prostitué(e)s car il faut être en contact avec cet univers très en marge de la société pour pouvoir y rentrer.
Bien loin de l’image rassurante pour les esprits bien-pensants de la fille perdue et sans défense, les prostituées que j’ai rencontrées étaient des femmes avec beaucoup de caractère, rebelles, rock’n roll, finement psychologues et très souvent instruites. Je me souviens en particulier, lorsque j’étais en Math Sup’ avoir fréquenté une asphalteuse avenue Foch qui avait une maîtrise de Physique et qui en savait beaucoup plus que moi dans ce domaine. Et dans la relation qui les unit à leurs clients, c’est toujours la travailleuse du sexe qui domine et qui mène la danse.
Je suis donc vivement intéressé par l’exposition « Serial Sinners » (pêcheurs en série) qui a lieu à la galerie Arts Factories, au 27 rue de Charonne, dans le onzième arrondissement de Paris, où je vois qu’une escort, Maryline Paradise nous dévoile ses œuvres.
Comme à son habitude, le lieu, qui s’étend sur trois niveaux, est festif : son responsable est bienveillant, les visiteurs sont érudits et le vin coule à flot. Je rencontre Maryline Paradise qui a masqué ses nombreux tatouages sous un sobre survêtement noir. Elle a transformé le sous-sol en cocon chaleureux et intimiste. Aux murs, on trouve des affiches, des tableaux réalisés à partir de SMS déconcertants qu’elle a reçus, ainsi que des collages mêlant souvenirs et polaroïds. L’éclairage est légèrement tamisé, avec des nuances de rose. L’ensemble est à la fois ludique, familier et inattendu. C’est comme si on rentrait par inadvertance dans la chambre à coucher d’un couple parti faire sa toilette à côté, dans la salle de bains.
On devient voyeur. On s’apprête à être témoin des turpitudes les plus extravagantes, mais on ne voit rien car Marylin ne fait que suggérer, avec grâce et élégance. Elle crée une atmosphère magique, propice à faire surgir nos déviances, mais elle ne dévoile pas celles des autres : secret professionnel. Même les SMS de clients qu’elle nous exhibe sont choisis avec tolérance et complicité. Ils sont confondants de naïveté et parfois d’émotion, et nous confirment que c’est bien elle la gagnante du jeu de l’amour et de la séduction. Et ils nous renvoient à nos propres souvenirs, à nos propres fantasmes et à notre propre solitude. Le métier qu’exerce Marylin, c’est de soigner les âmes avant de faire exulter les corps.
Au niveau juste au-dessus, c’est Louise de Buck une de ses amies, peintre bruxelloise, qui expose ses toiles, très influencées par les road movies et les thrillers des années 80 et 90. On y voit des visages féminins angoissés ou retors, des indices de scènes de crime et des voitures américaines. Chacune de ses œuvres semble raconter une histoire, où l’univers de Marylin n’est jamais loin. Je m’arrête devant « The blackout » qui représente le visage énigmatique d’une femme dans un rétroviseur, comme une scène entêtante et répétitive d’un film pour initiés.
A l’entrée et au premier étage, enfin, on découvre l’artiste sud-coréenne Joyce Lee et ses œuvres magistrales, montrant en gros plan des visages de religieuses sexuées et pleines de piercings. C’est la rencontre du catholicisme et de l’érotisme. C’est sensuel et envoutant. Il se dégage de chaque tableau un parfum de scandale et de surréalisme. Je suis fasciné par une digigraphie intitulée « The Prayer » où une religieuse pleine d’amour s’apprête à faire une fellation à une hostie. Même si je ne suis pas un grand adepte du mélange des genres, cette image enflamme mon imagination d’éternel voyeur.
Je me dirige ensuite vers le club Cris et Chuchotements, 9 rue Truffaut, dans le dix-septième arrondissement, pour la signature du numéro 11 de la revue Eros Mécanique d’Hector Domiane consacré au Cross Dressing. Après avoir passé une porte presque dérobée, j’arrive au club, constitué d’une enfilade de caves voutées et de petites pièces ornées de cages et de croix de Saint-André. L’ambiance est feutrée et ténébreuse. L’auteur est assis à une petite table dans une salle tamisée de rouge où il discute plaisamment avec un petit cercle de passionnés. Le numéro, rédigé en anglais et en français regorge de photographies en noir et blanc délicates et obscènes.
Après cette débauche de fantasmes, je ne peux que terminer à l’hôtel, mais pas n’importe lequel : je vais à l’hôtel Grand Amour, 18 rue de la Fidélité dans le dixième arrondissement où a lieu la signature d’un livre de photographies de Lara Verheijden. Elles sont réalisées dans la cour et les couloirs de l’hôtel et représentent des clientes légèrement dévêtues, comme si elles étaient surprises dans un moment d’intimité. L’ouvrage est léger et il transforme des personnes ordinaires en œuvre d’art. Et celui qui le regarde, en voyeur impénitent. On s’accroche toujours à ce qui manque le plus. Alors que ma vue baisse, je ressens de plus en plus de plaisir à pratiquer le voyeurisme.
Exposition « Serial Sinners » jusqu’au 14 juin 2025
à la galerie Arts Factory, 27 rue de Charonne, 75011 Paris
Eros Mécanique sur https://hectordomiane.bigcartel.com/product/eros-mecanique-zine
Lara Verheijden/Hôtel Amour
sur https://artpaperrditions.org/products/lara-verheijden-hotel-amour