Il est des rencontres tellement intenses qu’elles bouleversent une vie et la font dévier de leur parcours tout tracé. En 1976, laborieux étudiant en classe préparatoire aux écoles d’ingénieurs, au lycée Saint-Louis à Paris, j’aspirais à une vie plus récréative, peuplée de nymphettes sexy et entreprenantes. Hélas, j’étais prisonnier d’un univers quasi-exclusivement masculin et les seuls émois amoureux qui m’étaient autorisés se limitaient aux créatures féériques couchées sur papier glacé des magazines licencieux.
Alors que j’arpentais le boulevard Saint-Michel, juste devant le lycée, dans l’attente d’une interrogation orale de math ou de physique, l’une des filles de « Lui » qui me faisait fantasmer depuis quelques jours est brusquement apparue et s’est assise sur les marches de l’entrée. Ça n’était pas la mannequine qui avait posé, mais son sosie. Elle était avec une autre fille, immense. Nous avons échangé quelques mots. Elles s’appelaient Elena et Matocha. Elles étaient toutes les deux canariennes et logeaient sous les combles, dans un immeuble haussmannien quelques numéros plus loin.
Par la suite, j’allais régulièrement les visiter dans leur tanière, véritable auberge espagnole où elles hébergeaient sans sourciller un petit cercle composé de beatniks anarchistes canariens, de filles se piquant à l’héroïne et de militants antifranquistes barbus et chevelus. Grâce à elles, j’ai découvert un autre univers, bien plus drôle que celui, ultra-compétitif dans lequel je baignais péniblement. J’étais encore trop timide et nous étions en permanence trop nombreux pour que je puisse donner libre cours à tous mes désirs sexuels, mais j’aimais bien être là, avec Elena et Matocha, toujours vêtues de tenues légères et sensuelles.
Un jour, l’un des beatniks a décrété que désormais tout se passait à Londres. Il s’est rasé la barbe, s’est fait couper les cheveux, a commencé à porter des lunettes noires et des costumes étroits et sombres, rapidement imité par ses comparses. Et ils ont migrés de l’autre côté de la Manche. C’étaient les tout premiers punks.
La période des concours arrivait. Mes égéries sont reparties aux Canaries pour les vacances et le groupe s’est disloqué. Mais cette rencontre de quelques semaines m’a propulsé dans un tourbillon d’absolu et de liberté qui m’a imprégné durablement. Cela m’a révélé mon attirance pour la marge et tout ce qui sort du conformisme. Et lorsque j’ai dirigé des discothèques, quelques années plus tard, j’ai toujours essayé, en écumant les vernissages et les bars, de recruter des personnes étranges ou hors-norme afin de favoriser les rencontres les plus improbables, pour que ceux qui payaient leur place puissent obtenir, eux aussi, la grâce de faire une rencontre exceptionnelle. Au fil des nuits, je suis devenu un sculpteur de public. Et même s’ils n’y trouvaient pas systématiquement quelque chose qui soit susceptible de transformer leur vie, mes clients savaient que de temps en temps, ça pouvait arriver et cela justifiait qu’ils viennent tous les soirs.
Hannibal Volkoff qui nous propose son exposition « A brûle-pourpoint » à la galerie Simon Madeleine, 7 rue des Gravilliers à Paris, dans le IIIème arrondissement, a le même goût pour les marginaux. Il traque sans relâche les soumis extrêmes, les nymphomanes décomplexées, les lotophages modernes, les élégants déjantés, les allumeuses et les asexuels aguicheurs, ou encore les nudistes frénétiques. Il les photographie avec bienveillance mais sans mise en scène factice, de façon à nous faire basculer dans leur univers parallèle comme s’il était appelé à remplacer inexorablement le nôtre. C’est brut. Ça grouille de vie, comme si les clichés, une fois figés dans son appareil continuaient leur aventure.
Au fil de son exposition, on croise des jeunes gens chics qui vomissent dans des seaux à champagne, des jeunes filles innocentes qui s’extraient d’un amas de chair humaine pour se verser un verre de vin, des soumis qui servent de chausson à leur maître, et même des travaux assez poussés de domination avec des aiguilles sur des cobayes humains.
Je m’arrête sur une photo intitulée « Sorrel communie sous l’œil de Chlamydia outrée » où une jeune fille se fait caresser la joue par un pied aux ongles vernis en rouge. On me dit que Chlamydia est le nom de la chatte aux yeux luisants. Je ne connais pas Sorrel, mais elle ressemble à une autre jeune fille, Chantal, que j’ai rencontrée en 1980 aux Bains-Douches du temps où c’était une discothèque rock. Là encore, il s’agissait d’une rencontre qui a bouleversé ma vie puisque c’est elle qui, après m’avoir fait plonger dans ses fantasmes et ses délires m’a converti à l’idée de travailler la nuit, seul moment où même l’improbable peut se produire.
L’espace d’un instant, je me replonge dans l’univers de l’époque, avec ses excès, ses émotions poly-amoureuses qui n’excluaient ni la jalousie ni la violence. La scène que je vois, j’ai l’impression de l’avoir déjà vécue avec Chantal, toujours prête à n’importe quelle incongruité pour un peu de poudre à rêver. Je la retrouve, éternelle enfant pleine d’innocence, m’entrainant dans des lieux interlopes et vides. Je me souviens d’elle aimant choquer au restaurant, aimant promettre à des nuées de mâles en rut, les délices d’une nuit qu’elle n’accordera jamais. Hannibal avoue que rétrospectivement, ses photos lui font un peu peur. Il a raison : elles réveillent les souvenirs ; elles réveillent les morts.
Exposition « A brûle-pourpoint » d’Hannibal Volkoff jusqu’au 18 janvier 2025
à la galerie Simon Madeleine, 7 rue de Gravilliers, 75003 Paris