J’en suis convaincu : nous les humains, ne percevons qu’une infime partie du monde qui nous entoure. Nous ne voyons pas l’infrarouge alors que les moustiques, les punaises de lit et les serpents le peuvent. Nous ne distinguons pas plus l’ultraviolet, alors que les poissons et les oiseaux, en sont capables. Et peut-être y a-t-il encore d’autres couleurs que nous ne soupçonnons même pas. Nous ne pouvons pas, en reniflant quelqu’un, savoir s’il est malade, alors que les chats et les chiens y arrivent. De toute façon, nous sommes trop civilisés pour croire en notre instinct.
Ce qu’il reste de notre cerveau reptilien ne nous protège que des dangers imminents. Nous avons tendance à penser que la logique l’emporte sur tout. Nous ignorons la souffrance des arbres et des cailloux. Nous sommes sourds à la complainte des brins d’herbes ou des grains de sable. Nous sous-estimons la force de la pensée qui, selon Pierre Teilhard de Chardin, prêtre jésuite, mais surtout paléontologue reconnu -au point d’être élu à l’académie des sciences-, est susceptible de se matérialiser tout autour de la Terre pour influer nos vies et peut-être nos morts. Cette idée, qui annonçait la création d’Internet trente ans après sa mort, rejoint, d’une certaine façon, la vision d’Albert Einstein qui l’a affirmé un jour : « Je crois en une vie après la mort, tout simplement parce que l’énergie ne peut pas mourir ; elle circule, se transforme et ne s’arrête jamais. »
De mes grands-parents venus de la Martinique, j’ai gardé cette croyance en la nature vivante, qui garde en souvenir ce qui s’est passé devant elle. J’accepte que les lieux s’imprègnent des joies et des peines de ceux qui y ont vécu. Et je suis persuadé que des endroits peuvent capter les âmes des défunts, où ceux-ci peuvent même y poursuivre une existence plus ou moins chaotique, avant de s’élever pour un nouveau cycle éternel.
C’est le mois de la biennale des Rencontres photographiques du Xème arrondissement. Une force obscure, qui n’est pas liée à la simple envie d’étancher ma soif, me pousse à aller au vernissage qui a lieu dans le magistral hall d’entrée de la Mairie du Xème arrondissement, au 72 rue du Faubourg Saint-Martin. Plusieurs artistes y sont exposés dans le cadre d’un agencement des plus élégants. A l’approche des élections municipales, pour une fois qu’une mairie finance une action de communication qui n’est pas directement liée à sa réélection, cela mérite d’être souligné.
Je regarde les photos, toutes superbes, mais la force qui a guidé mes pas jusque-là, m’attire inexorablement vers le travail de Nathyfa Michel. Elle propose une superposition de photos, l’une sur un voilage, laissant deviner une autre, différente, sur un socle immobile. L’une de ses œuvres est particulièrement explicite, avec un paysage amer représentant deux croix au pied d’un arbre un peu décharné et derrière, comme un soleil, un dos de jeune fille avec, plus bas, des jambes à genoux. Nathyfa Michel, guyanaise née à la Réunion a-t-elle les mêmes croyances que moi ? Elle est très entourée, en ce soir de vernissage, et je m’abstiens d’entamer une discussion métaphysique avec elle. Je me contente de la présentation qui est affichée pour présenter son travail où il est écrit : « Au seuil des mondes enfouis, brouillard, minéraux et végétaux deviennent des êtres-passeurs ».
Je me rends ensuite à la Délégation de la Polynésie Française, au 28 boulevard Saint-Germain, dans le cinquième arrondissement, où a lieu l’exposition « Te Mau Hi’Ora’a », pour laquelle les regards de quatre artistes, Tahiri Sommer, Evrard Chaussoy, Aurélie Bauer et Paolo Ange se croisent et interagissent.
Je suis interpelé par les œuvres de Tahiri Sommer, à la fois simples et gorgées de quiétude. Dès l’entrée, mon regard est happé par « La vendeuse de couronnes », une peinture en deux couleurs qui semble ramener un peu de chaleur tropicale. Dans la salle du fond, je repère la toile intitulée « Au parc Paofai » qui représente, toujours avec un nombre limité de couleurs, une jeune femme assise dans une nature stylisée qui n’est pas sans rappeler les tatouages traditionnels tahitiens. Elle-même, avec sa jupe aux motifs épurés apparait comme la fleur de l’étrange végétation qui l’entoure. Elle est la continuité de la vie qui l’enserre. Elle en est à la fois le fruit et la prisonnière, à l’écoute, résignée, des secrets que lui susurrent les feuillages qui marqueront peut-être sa peau.
Que ce soit aux Antilles, en Guyane ou en Polynésie, on vit de la même manière. La température dépasse souvent les 30 degrés. Les gens sont entassés dans des logements où l’intimité est impossible, car il faut faire passer des courants d’air partout pour avoir moins chaud. Dès qu’on le peut, on est à l’extérieur. On recherche la fraicheur à l’ombre des arbres tropicaux ou au bord de la plage, caressé par la brise marine. La nature y est omniprésente. Elle communique, lentement, et chuchote ses secrets. Même si on refuse de les entendre, on ne peut que constater notre petitesse face à sa supériorité et notre impuissance à pouvoir lui échapper. Monte alors la mélancolie d’être cantonné à un espace rabougri et routinier et d’être écarté de l’ultra-modernisme des mégapoles, où tout se passe et tout se décide. On reste seul face aux souvenirs de la nature. C’est le spleen des petits pays chauds. Tristes tropiques.
Nathyfa Michel à la Biennale des rencontres photographiques du Xème
jusqu’au 16 novembre 2025 à la Mairie du Xème arrondissement
72 rue du Faubourg Saint-Martin, 75010 Paris
Tahiri Sommer à l’exposition Te Mau Hi’Ora’a
jusqu’au 30 octobre 2025 à la Délégation de la Polynésie Française
28 boulevard Saint-Germain, 75005 Paris