Il y a une quinzaine d’années, je suis allé voir Séville au mois d’août. Il faisait chaud, les monuments étaient superbes. Il y avait une odeur de sensualité persistante mêlée à des relents de bonheur contrarié, comme dans le film « Cet obscur objet du désir » de Luis Buñuel qui s’y déroule partiellement. Je logeais à l’hôtel Alfonso XIII, un palace -à l’époque- un peu décati, construit dans les années 1920 pour l’Exposition ibéro-américaine de 1929, avec des chambres spacieuses réparties sur quatre ou cinq étages autour d’un immense patio qui servait de restaurant chic. L’ensemble était entouré d’un assez vaste jardin au sein duquel se trouvait une piscine découverte à l’usage exclusif des clients de l’hôtel, à l’abri des regards de la rue. J’aimais m’y délasser après une longue balade.
J’aimais surtout y entendre les bruits de la ville alors que mon regard me renvoyait l’image du jardin environnant. J’étais en vacances, dans l’eau, sous le soleil protecteur, isolé au milieu de la verdure et pourtant toujours dans la cohue, au milieu de l’empressement des voitures et des gens. Ce décalage des sens était à l’image de ma vie, entre ma propension naturelle à me recentrer sur moi-même pour agir seul et l’accompagnement permanent du reste du monde que je crains et endure comme une contrainte odieuse en même temps que je l’appelle de tous mes vœux car la solitude et l’indifférence me sont également insupportables.
Il est des lieux tout aussi magiques, à l’intérieur de Paris, que la piscine de l’hôtel Alfonso XIII d’il y a quinze ans. C’est le cas, en particulier, de la galerie Iconoclastes, au 20 rue Danielle Casanova, dans le deuxième arrondissement, à deux pas de la place Vendôme et de la place de l’Opéra. On la trouve au fond d’une cour pleine d’arbustes, comme une mini-forêt vierge. Il y règne toujours une atmosphère conviviale et détendue, entretenue par le maître des lieux, Hervé ainsi que par Sabrina, la curatrice de la plupart des expositions qui y sont présentées.
En ce moment, c’est Marc Feld qui nous propose de visiter son monde au travers d’une collection, intitulée « Strates », de grands formats sur toile et de petits formats sur papier. Chaque œuvre est un fragment instinctif de son univers, parfois lumineux, parfois plus sombre. Les peintures les plus grandes sont élégantes et bruissent de vie. Elles renvoient à un monde contemplatif où s’entremêlent les apports extérieurs. Les petits formats sont des regards posés sur des éléments marquants et entêtants dans lesquels on peut aisément retrouver une partie de son propre vécu. La coexistence des deux formats, outre qu’elle propose à l’acheteur potentiel, une gamme de prix pour toutes les bourses, donne à l’ensemble une impression délicate de diversité et d’enchainement presque logique.
On pourrait rester longtemps à contempler l’ensemble, mais il est prévu l’intervention artistique de Thierry Waziniak. Devant un auditoire un peu dubitatif, il s’accroupit sur le sol, avec autour de lui une grande pierre plate, des galets, des bols, un archer, et il commence à émettre des sons en faisant délicatement glisser l’un des galets sur la pierre plate. C’est minimaliste et pourtant assez magique. L’introspection commencée avec l’observation de ce qui est accroché aux murs se poursuit avec cette expérience sonore inédite. L’artiste, également géobiologue, poursuit en faisant de la musique avec ses bols puis en faisant vibrer son archer sur une sorte de grande assiette.
Je reste imprégné de l’animation de la ville mais traverse temporairement un autre monde, où je m’apaise lentement, comme je le faisais dans ma piscine de l’hôtel Alfonso XIII. Il y a quelque chose de surréaliste ici, peut-être même proche de Dada. Nous ne sommes pas très loin des Grands Boulevards où se passe l’essentiel de « Nadja » d’André Breton. Et Francis Picabia habitait dans la même rue (qui a changé de nom entre temps), à quelques numéros.
Marc Feld jusqu’au 10 juin 2025 à la galerie Iconoclastes
20 rue Danièle Casanova, 75002 Paris