Bontés Divines
Présentation & Mode d’emploi
Inscription
Connexion
J’aime l’atmosphère obscure des vieux bars de quartier, avec leurs cohortes de bois-sans-soif et de dialecticiens embrouillés. C’est sur le zinc des cafés des Halles et des Arts et Métiers que j’ai conçu ma première discothèque avec plein d’artistes et de rêveurs déjantés dont beaucoup ont travaillé avec moi par la suite. Il n’y avait pas de notion de chef ni de hiérarchie. Je transcrivais fidèlement les désirs des uns et des autres en termes financiers afin d’aboutir à un projet qui puisse voir le jour. J’étais porte-parole d’une nouvelle jeunesse qui voulait des fêtes à son image, loin du bling-bling sélectif et disco qui régnait au Palace, lequel a d’ailleurs subi une première faillite à la fin de l’été 83, juste avant l’ouverture des 120 Nuits.
Je repense à cette époque révolue où il n’y avait pas besoin d’une organisation militaire pour avancer mais où le sens de la nuance était obligatoire, bien loin de la pensée binaire apparue avec le développement d’Internet selon laquelle, pour toute question de société, on doit se prononcer pour ou contre, sans possibilité de modérer son jugement.
Je suis à la terrasse d’un café de la rue du Faubourg Saint-Denis et je regarde avec délectation les gens qui passent. Les jeunes filles montrent leurs jambes et m’enivrent de désirs mais je reste stoïque et sobre. Nous sommes jeudi et il y a pléthore de vernissages. Je me contente d’un café et d’une courte séance de voyeurisme.
Je me dirige d’abord au 12 rue de la Sourdière, dans le premier arrondissement de Paris, à la LooLooLook Gallery, au nom étrange, inspiré de celui de sa fondatrice et directrice Lu Dong. Une exposition intitulée « Connexions Singulières » y propose les œuvres d’une artiste hongkongaise, Zlism, représentée par Alisa Phommahaxay qui co-organise l’évènement et deux artistes français, Tommy Knuts qui a travaillé avec Zlism à Hong-Kong et All qui doit prochainement partir en résidence à Shangaï.
Je contemple les tableaux « Connected » 1 et 2, fruit de la collaboration entre Zlism et Tommy Knuts. Ils sont représentatifs de notre époque, avec une dichotomie entre le noir et blanc au second plan et la couleur au premier, comme s’il s’agissait de trancher sur un sujet dont tout le monde parle. Mais il est baigné d’une sagesse toute asiatique avec sa multitude de gris au fond et ses nuances colorées devant. Pour moi, ils représentent le retour au bonheur après une période sombre, mais le bonheur lui-même est rempli de multiples teintes et ce qui lui a précédé est loin d’être uniforme.
Sur le mur opposé, deux magnifiques peintures intitulées « Flower Beard » de All proposent un choix entre le rose et le bleu. Elles représentent un personnage récurrent dans l’œuvre de l’artiste, à l’image des créatures des mangas ou des jeux vidéo, constitué d’une main à quatre doigts dotée d’une tête sans visage, à qui il donne vie comme à une marionnette. Dans les deux tableaux, qui donnent une impression de symétrie, le personnage est couronné de fleurs, comme pour marquer une promesse de bonheur. Là encore, il s’agit d’une parfaite métaphore de notre époque où l’on doit opter pour une couleur entre deux proposées, mais pour des dess(e)ins quasi-identiques.
Je me dirige vers un pop-up, un de ces endroits éphémères qui fleurissent maintenant que le prix du foncier à Paris est devenu prohibitif. Il se trouve au 21 rue de Turenne, dans le troisième arrondissement de Paris et a été baptisé « No mad ». On y trouve des créations de vêtements et d’accessoires qui se présentent comme éthiques et engagées. Une délicieuse chanteuse accompagne le défilé d’une magnifique mannequine qui disparait au sous-sol à chaque changement de vêtement. L’ambiance est festive et conviviale. L’alcool coule à flot. Les organisateurs et exposants sont enthousiastes et ce qu’ils présentent est de qualité.
Tout cela me rappelle l’ardeur et l’énergie qui régnaient aux 120 Nuits. Je repense aux soirées inouïes que j’y ai vécu, entre voluptueuses allumeuses et extravagants de tout poil. Je repense aux soirées que j’ai organisées après, aux Frigos près du pont de Tolbiac, à La Régence, dans l’ancien théâtre Gramont, sur une péniche, avec Hommage à Debussy. Je réfléchis également à mon choix, au bout de près d’une décennie de nuits, de revenir à des activités diurnes mieux rémunérées et surtout plus stables. Encore maintenant, je me demande si j’ai eu raison, mais comme le disait le biologiste Raymond Latarjet, « Le regret est une seconde erreur ».
Pour n’y plus penser, je me dirige vers « Les Apaches », au 99 rue de Ménilmontant, dans le vingtième arrondissement où G6k Adams, dont j’ai déjà parlé lorsqu’elle présentait ses toiles à la Concorde Art Gallery, expose à nouveau. J’y retrouve l’atmosphère enfumée des bars de quartier que j’affectionne tant. Ses œuvres accrochées au mur ne sont pas vraiment mises en valeur puisque la salle est plongée dans la pénombre, alors qu’elles sont très intéressantes. Mais pour tous les vernissages qu’elle organise, elle privilégie le côté festif et convivial de son évènement avec des performances et des DJ qui se succèdent, quitte à ce qu’on revienne le lendemain pour vraiment contempler ses tableaux.
Je retrouve plein d’amis que je connais depuis l’époque des 120 Nuits. Le temps qui passe n’a pas érodé nos liens. Nous discutons du présent. Nous regardons avec amertume cette époque où la rébellion a fait place au conformisme, où les chansons de rap tiennent lieu de raisonnement politique, où les sujets sociétaux les plus secondaires ont pris le pas sur les stratégies économiques, où la logique est remplacée par l’émotion et où tous les choix qu’on nous propose sont biaisés. Nous buvons à notre jeunesse éternelle et pour nous prouver que notre destin est encore devant nous, dans cette exquise illusion amplifiée par l’alcool, alors on danse.
Vidéo Cédric Barbier
Exposition « Connexions singulières » jusqu’au 30 mars 2025
à la LooLooLook Gallery, 12 rue de la Sourdière, 75001 Paris
Collections « No Mad » accessibles sur https://linktr.ee/no.mad.paris
Exposition « Underground » jusqu’au 30 mars 2025
au bar Les Apaches, 99 rue de Ménilmontant, 75020 Paris