A la fin des années 70, je fréquentais assidument le quartier des Halles où étaient en train d’exploser toutes les nouvelles tendances. Marc Zermati avait ouvert l’Open Market, rue des Lombards, temple underground des passionnés de vinyles et de bandes dessinées. Et tout autour, à l’ombre des palissades qui veillaient jalousement sur le trou des Halles, de nouveaux magasins étranges fleurissaient chaque mois : Harry Cover, Scooter, Try me, Broadway. On y trouvait des journaux gratuits comme GIG, remplis d’informations sur les choses à ne pas manquer à Paris. C’était la fin des trente glorieuses et la prise de pouvoir progressive d’une nouvelle génération, autour d’une musique et d’une esthétique issues du punk.
Souvent, j’empruntais la rue Saint-Denis. Je passais à Kili Watch, une boutique de fripes où j’allais discuter avec la vendeuse dont les cheveux étaient de la même couleur que sa minijupe en skaï rose. Lorsque mes moyens me le permettaient, je remontais jusqu’à la rue Blondel où j’aimais me perdre dans les bras d’une belle-de-jour. La révolte des putes de 1974, avec Ulla en tête, contre le harcèlement des policiers mais aussi contre la connivence qu’ils entretenaient avec certains souteneurs faisant office d’informateurs avait porté ses fruits. Les prostituées de jour, à Paris, s’étaient, en grande partie, débarrassées de leur proxénète. Elles étaient, pour la plupart, libres, ravissantes, non-conformistes et refusaient, compte tenu de l’attirance qu’elles savaient exercer inexorablement sur les hommes, de se contenter d’un salaire misérable pour un emploi certes mieux considéré mais encore plus pénible que l’activité qu’elles avaient choisie.
Plus tard, au début des années 80, j’avais tellement sillonné le quartier que je connaissais quasiment quelqu’un dans chaque immeuble. Au moment de concevoir les 120 Nuits, ma première discothèque, j’avais installé mon quartier général au café « Le Bon Pêcheur ». Les palissades du trou des Halles n’ayant pas encore été démontées, j’y observais mon futur public, qui déambulait, coincé entre la clôture du chantier et la terrasse du café, obligé de frôler ma table. Parfois, pour changer et avoir plus d’espace, je m’installais en face, au « Père Tranquille » où Alain Pacadis commençait chacune de ses journées vers seize heures, en buvant quelques verres alcoolisés offerts par un -ou une- mécène. En fin d’après-midi, il n’était pas rare qu’une quelconque connaissance m’invite chez elle, vers les Arts et Métiers, pour écouter un disque introuvable ou goûter un nouveau spiritueux.
C’est ainsi que j’ai souvent fréquenté la rue Chapon, où habitait la secrétaire du bureau des élèves de l’école d’ingénieur où j’étudiais. Longtemps j’avais espéré, sans succès, qu’elle remplace l’une de mes amoureuses à l’émotion tarifée. Ça ne s’était jamais produit. Mais à chaque fois que je passais devant son immeuble, je levais les yeux jusqu’à son étage pour deviner ce qu’elle pouvait faire. Même bien longtemps après qu’elle ait déménagé.
Je crois aux signes du destin. En revenant rue Chapon, des années après, l’esprit plein de souvenirs, j’y ai rencontré sur le pas de la porte d’une agence immobilière, ses responsables qui proposaient aux passants de prendre l’apéritif avec eux. En discutant avec eux, nous avons convenu d’organiser une signature de mon livre, « Nuits parisiennes des années 1980 » paru quelques mois plus tôt aux éditions Ateliers Henry Dougier. C’était en 2022.
Depuis la rue a renforcé son enracinement dans le monde de l’Art, avec l’une des concentrations les plus importantes de galeries à Paris. L’une des dernières à s’y être implantée, c’est la galerie Hoang Beli, au 30 de la rue Chapon.
Proposant toujours des œuvres de qualité et des vernissages festifs ouverts à un public jeune et lumineux, la galerie présente actuellement une exposition collective intitulée « Socialement correct », concoctée par John Hoang et Christophe Wlaeminck. Y sont regroupés quatre artistes chinois résidant en France depuis plus de vingt ans : Guo Chendong, Li Fang, Meng Juan et Wang Yu. L’ensemble, largement influencé par l’actualité, elle-même transcendée par l’imagination et les références culturelles et émotionnelles des artistes arbore une belle unité.
L’artiste Wang Yu
Je m’attarde sur un tableau de Wang Yu, intitulé « Vénus de la liberté » qui s’inspire à la fois de la Vénus de Milo et du personnage central de « La Liberté guidant le Peuple » d’Eugène Delacroix. Il représente une femme dont on imagine qu’elle manifeste, drapée dans une tunique jaune fluorescente, mais elle n’a pas de bras, peut-être amputée par un tir de flash-ball, et ne tient donc aucun drapeau contrairement à son illustre prédécesseuse imaginée par Delacroix. De ce fait, elle ne guide plus personne. Le cadre du tableau, riche de dorures, est partiellement absent, comme s’il avait été détérioré. En une toile, très épurée, mais forte de symboles, l’artiste résume de façon magistrale sa perception du mouvement des gilets jaunes : une explosion exprimant une colère sans doute légitime mais ne conduisant nulle part, faute d’une direction clairement affirmée.
« Socialement correct » jusqu’au 1er mars 2025
à la galerie Hoang Beli, 30 rue Chapon, 75003 Paris