La chronique d’Arnaud-Louis Chevallier: Exposition itinérante «Les filles de l’underground»

C’est l’été. Bravant les interdits qui s’imposent à tout punk urbain qui se respecte, je décide de passer quelques jours à la campagne. Après tout, je suis un esprit libre et je suis capable d’assumer aussi ma punkitude au milieu des champs, entouré de verdures ennemies, assiégé par des insectes volants non identifiés, et taquiné jusqu’au plus profond de mes narines par le pollen assassin.

J’accompagne René Licata à Luzy, dans la Nièvre, en territoire morvandiau, alors qu’il prépare l’exposition désormais itinérante « Les filles de l’underground » qui doit avoir lieu le week-end suivant dans un lieu insolite : une ancienne école au milieu des champs à laquelle s’est accolé, par la suite, une petite usine d’escaliers métalliques. Avec l’exode rural, l’ensemble a été abandonné il y a plusieurs décennies mais la nouvelle propriétaire envisage de faire revivre l’endroit avec des événements artistiques et culturels tout en retraçant l’histoire du lieu, qui a été rebaptisé pour la circonstance « l’Uzyne ».

Je connais René Licata depuis le début des années 1980, lorsqu’il écumait tous les concerts plus ou moins clandestins de la capitale pour y filmer des artistes alors inconnus qui ont, pour la plupart, rencontré un véritable succès par la suite. Avec ses grosses lunettes noires et son crâne chauve -il a perdu tous ses cheveux à quinze ans-, suivi en permanence par sa compagne de l’époque, Ani, toujours vêtue de façon extrêmement décalée, il ne passait pas inaperçu. Aujourd’hui, il dispose de véritables trésors en vidéo avec les premiers pas sur scène des Rita Mitsouko, des séquences inédites de Lucrate Milk et des Berruriers Noirs, des défilés de Fifi Chachnil, des images inestimables des Nuits d’Actuel au Rex, des 120 Nuits ou du Gibus, des concerts filmés à la Cabale et à la Sébale… Il a également suivi l’éclosion de la techno à Paris et en Belgique, à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et enregistré la scène des premières raves et « free parties ». Il lui manque simplement de convertir les images qu’il garde précieusement, dans des formats compatibles avec Internet et les Réseaux Sociaux, ce qui demande un petit investissement, qui reste néanmoins globalement modéré.

Hippie dans les années 1970, il a arpenté l’Europe et une partie de l’Asie. Il est allé jusqu’au Népal, avant d’être rattrapé par la vague punk où sa coiffure involontaire était mieux adaptée. Alternant les emplois de travailleur social et les contrats éphémères de réalisation ou de direction artistique, il s’est toujours débrouillé tout seul et avec très peu de moyens. Par la suite, il s’est installé en Belgique, où il a notamment tenu une galerie d’art à Mons pendant plusieurs années et en Allemagne, pour réaliser des collaborations artistiques plus ou moins ponctuelles.

Je l’ai retrouvé en 2023 lorsque, de retour en France, il préparait la première exposition des filles de l’underground au 59 rue de Rivoli à Paris. Il n’a pas changé, si ce n’est que ses reins ne fonctionnent plus et qu’il est astreint à des séances de dialyse tous les deux ou trois jours. Sa compagne Ani n’est malheureusement plus là : elle est décédée mystérieusement il y a quelques années alors qu’il était en couple avec quelqu’un d’autre. Pour ma part, je pense qu’elle continue à le suivre dans une autre dimension, mais ça n’engage que moi.

Sans argent, je l’ai vu réunir, sur le simple concept un peu flou des filles de l’underground, huit artistes femmes, toutes de talent, puis trouver un lieu, obtenir de l’aide bénévole pour toute la logistique de l’événement, réussir à trouver des alcools pour le vernissage, trouver une façon pertinente pour communiquer… Patiemment, il a su parlementer pendant des heures avec chacune des personnes qu’il a sollicitées pour les convaincre du bienfondé de son projet, calmer leurs angoisses, contenir leur ego parfois surdimensionné… Bien sûr, il y a eu quelques clashes et quelques fâcheries… Mais au final, ce fut un succès avec beaucoup de monde et quelques ventes.

Depuis, il a organisé une deuxième édition des filles de l’underground, avec un groupe d’artistes un peu plus étoffé, dans une ancienne tuilerie, à Bezanleu, au sud de Fontainebleau.

A l’Uzyne, c’est donc la troisième exposition. Y sont présentées, Olivia Clavel et Al Tatou, auxquelles j’ai déjà consacré de précédentes chroniques, Lolochka qui est venue en voisine et qui propose des œuvres magistrales et pleines d’humour, Lwo, performeuse et peintre inspirée et engagée, Konny Steding, que j’avais déjà remarquée et appréciée à la galerie de la Clé, Roselyne Gigot, et ses tableaux abstraits pleins de nuances… Il y a aussi X.Tin, Audrey Mouchet, Séverine Hettinger, Drash la Krass, Lisa Braillon, Gaby Kill Brière, Dorota Kleszcz, auxquelles se sont joints Rosa Gonzalez et ses grandes fresques en noir et blanc ainsi que son compagnon, le performer fécond et prolifique Antoine Chipriana qui, pour être à l’unisson des autres artistes, toutes de sexe féminin, se fait appeler Antoinette pour l’occasion.

L’exposition concentrée sur trois jours amène un nombre appréciable de visiteurs et est bien relayée par la presse locale. Mais elle n’amène toujours pas la richesse à René Licata, qui continue à survivre grâce son Allocation Adulte Handicapé qui s’est substituée à sa faible retraite. Mais l’argent n’est pas son but. Il est investi d’une mission. Imperméable au temps qui passe, il prépare déjà le quatrième numéro des femmes de l’underground, pour la fin du mois d’aout, dans un ancien lycée désaffecté rebaptisé « le Bahut », à Semur-en-Auxois, à proximité de Dijon.

S’appuyant toujours sur le bénévolat et la débrouillardise, mais avec une foi inébranlable sur la nécessité de faire connaitre les artistes qu’il affectionne au-delà du petit cercle d’initiés parisiens, il poursuit sa route de défricheur solitaire. Dans un monde de l’art de plus en plus codé et financiarisé, l’opiniâtreté de René Licata à évangéliser les habitants des territoires les plus isolés pour qu’ils partagent son amour de la peinture contemporaine force le respect.

Prochaine exposition des filles de l’underground au bahut, du 29 au 31 août 2025
12 rue du Lycée, 21140 Semur-en-Auxois