L’insouciance n’est plus à la mode. A longueur de journée, à la télévision, dans les journaux et les magazines, sur Internet, on nous assomme de nouvelles sombres et anxiogènes. On détourne notre aspiration au bonheur à coups de faits divers barbares et d’analyses mensongères. On nous accable avec la perspective pourtant fort peu probable d’un conflit généralisé avec la Russie, alors que la guerre commerciale avec les américains a déjà commencé et qu’elle sera sûrement plus dévastatrice.
La seule solution pour braver la désolation ambiante, c’est de s’en échapper par la rêverie et la fête. Je me souviens, à la fin des années 80, avant l’effondrement de l’URSS, que la peur d’une guerre nucléaire -déjà-, nous poussait à faire des soirées sans fin, où l’alcool et, pour certains, des produits moins licites, nous amenaient à des extases magiques et reposantes. Je me souviens, plus tard, en 1999, des habitants de Belgrade dansant sous les bombes de l’OTAN. Je me souviens, beaucoup plus tôt, à la fin de la décolonisation de l’Algérie, alors que la France était au bord de la guerre civile, avec l’OAS qui faisait exploser des boutiques et des habitations toutes les nuits, même à Paris, que face à ça, les jeunes n’aspiraient qu’à faire la fête et à célébrer les idoles yéyés.
J’étais enfant. J’habitais avenue de Versailles, à Paris. D’abord au 151 puis, plus tard, au 214. Quand je n’étais pas chez mes grands-parents, j’étais souvent gardé par une fille au pair. J’ai connu successivement Inge, Olga et Karine, toutes trois allemandes, Mercedes, la catalane, Carla, la yougoslave… Avec elles, j’écoutais Dick Rivers, Franck Alamo, Eddie Mitchell ou Françoise Hardy. On dansait le twist. Elles me racontaient les coutumes de leur pays. Détectant déjà mon penchant pour la gente féminine, elles testaient sur moi leurs tenues plus ou moins sages pour voir si elles allaient plaire aux garçons. Avec elles, je rêvais, je m’évadais, je naviguais dans un monde parallèle où j’oubliais presque l’absence de mon père, contraint de partir faire son service militaire en Algérie, pour défendre des convictions à l’opposé des siennes.
Dans ma liste quotidienne d’évènements, je remarque le vernissage d’une exposition collective à la Maison de l’Europe, au 77 avenue de Versailles, avec un titre plutôt obscur : « Identité européenne et démocratie créative ». Je décide de revoir mon quartier d’enfance. Il n’a pas bougé, comme un havre de paix cossu et discret. Les façades sont majestueuses et cachent des recoins boisés. Les commerces sont délicats. Les passants sont bourgeois et raffinés en apparence, comme échappés d’un film de Buñuel.
L’espace d’exposition fait partie d’un ensemble qui appartenait autrefois à la SAGEP et qui constituait l’une des dernières usines à Paris intra-muros. Il est constitué de trois vastes niveaux : un pour l’accueil au rez-de-chaussée, un pour le cocktail avec également un petit amphithéâtre au sous-sol et une mezzanine, au premier étage où dix-huit artistes, de toutes nationalités, exposent. Dans un court article, il n’est pas possible de parler de tout le monde, mais l’ensemble est varié et chaque œuvre, digne d’intérêt. Le thème imposé peut être interprété comme on veut, ce qui laisse libre cours à l’imagination des exposants.
D’emblée, je m’arrête devant une série de magnifiques photos d’Anna Marchlewska, dont j’avais déjà parlé dans une précédente chronique. Elles représentent des scènes impétueuses et explosives en noir et blanc, à l’image de notre monde actuel, où l’incertain succède au chaos quand ça n’est pas l’inverse. Elles complètent une vidéo d’art sur téléviseur géant, également en noir et blanc, qui se termine avec des teintes dorées, comme pour laisser une note d’espoir.
Je remarque également un merveilleux tableau aux couleurs pleines de soleil de David Twose, curieusement intitulé « Paris-Ajaccio ». L’artiste explique qu’il a représenté une rue de Montmartre qui lui est familière, mais qu’en peignant son tableau, il s’est imaginé qu’au bout, il y avait la mer, comme celle qu’il voyait lorsqu’il allait en vacances à Ajaccio. Là encore, l’imagination est la voie qui conduit à la félicité.
A côté, l’artiste photographe Anna Shumanskaia propose une expérience créative inédite : les personnes qui le souhaitent revêtent une sorte de sac à patate en plastique blanc, comme un dress-code accessible à tous, et elle les photographie avec leur téléphone pour leur laisser une de ses œuvres sur leur portable. C’est ludique. David Twose se laisse tenter. Et moi aussi.
Je quitte le premier étage en admirant l’impressionnant jeu d’échec de Rachel Mazarine, à la fois élégant et fantasmatique.
Je retrouve avec plaisir plusieurs connaissances. Nous parlons des festivités passées et à venir. Je vante l’exposition de Jacques Pyon qui a lieu actuellement à la librairie Michael Seksik, au 16 rue du Cardinal Lemoine, dans le Vème arrondissement où, certains jours, il dédicace son dernier livre. Il propose des dessins patiemment élaborés à la pointe Bic ou aux crayons de couleur. Il confectionne également des personnages avec des cartons dessinés et assemblés. Ça ne coûte pas cher, ça fait plaisir, c’est festif et ça fait rêver. J’ai d’ailleurs acheté l’une de ses œuvres lors d’une précédente exposition, à la boutique du Parti Communiste du XXème arrondissement.
Je descends au sous-sol où Patrick Dada officie en tant que disc-jockey. Il propose de la musique électro-rock assez novatrice, au dernier carré d’invités qui finissent consciencieusement le reste de bouteilles mises à disposition du public par les organisatrices. Je discute avec certains d’entre eux. On évoque nos infirmités, nos douleurs et nos proches malades ou récemment disparus. La vieillesse est un assemblage d’inquiétudes… Heureusement, la musique finit par couvrir nos voix. Comme l’a dit Léonor Fini, « les fêtes n’existent que pour colorier les angoisses. »
Exposition « Identité européenne et démocratie créative » jusqu’au 10 avril 2025
à la Maison de l’Europe, 77 avenue de Versailles, 75016 Paris,
Jacques Pyon jusqu’au 29 mars 2025
à la librairie Michael Seksik, 16 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris