Il est des lieux familiers qu’on n’avait encore jamais vus auparavant et qui pourtant semblent avoir toujours existé dans nos souvenirs. Contrairement à ce que notre conscient et notre logique nous imposent de croire, peut-être avons-nous le don d’ubiquité ou celui de voyager à travers le temps, mais nous ne retenons en toute lucidité que ce que nous avons perçu lorsque nous étions physiquement là. Le reste se manifeste par des réminiscences erratiques, au gré du vagabondage de notre esprit.
De toute façon, la réalité absolue n’existe pas. Un même fait sera inexorablement interprété de façon différente par deux personnes distinctes, en fonction de leur vécu, de leurs sentiments, de leurs objectifs et de leurs croyances. Dès lors, il n’y a pas une vérité, mais il en existe une multitude qui peuvent, dans bien des cas, aboutir à des sentiments contradictoires.
Il revient à ma mémoire, l’histoire de ce garçon et de cette fille, étudiants dans un même établissement et qui s’étaient mis en couple. Un beau jour, la fille avait souhaité arrêter leur relation amoureuse au grand dam du garçon qui n’avait eu de cesse, dans les semaines qui suivirent, d’essayer de la reconquérir. Un soir de fête étudiante, après que tous les deux aient bu plus que de raison, le garçon avait réussi à l’amener dans son lit pour un moment torride. Au petit matin, la réalité pour l’un était qu’il avait réussi, au moins ponctuellement, à raccommoder son couple, et pour l’autre, qu’elle avait subi un viol puisque trop saoule pour pouvoir dire non. La vérité est bien plurielle, d’autant que les commentateurs et commentatrices, fort nombreux dans ce genre d’histoires, alors qu’ils ne connaissent rien des tenants et des aboutissants, jugent de façon péremptoire ce qui s’est passé en fonction de leur propre vécu et de leurs petites et grandes frustrations.
La recherche de la vérité s’appuie sur des réalités fluctuantes et imprécises. Elle se nourrit aussi de mensonges et d’histoires fantasmées et parfois même de pures fictions à dormir debout : il n’y a qu’à voir comment se sont créées les religions.
Parmi les lieux qui m’ont été familiers au premier coup d’œil, il y a la Galerie de la Clé, située au 23 rue Michel le Comte, à Paris dans le IIIème arrondissement. C’est une petite devanture lumineuse, dans une rue sombre et calme, au milieu d’un quartier pourtant extrêmement vivant. Par temps de pluie, on se sent transporté dans un film policier des années 50, où chacun des immeubles voisins pourrait cacher une scène de crime. On pousse la porte, on descend trois marches en arc de cercle et on découvre un univers fécond et joyeux où des artistes toujours soigneusement sélectionnés proposent des œuvres de qualité. J’y ai vu les photographies de feu mon copain Jean-Luc Buro, décédé en novembre dernier. J’y ai découvert les peintures pleines de fraicheur de Konny Steding. J’y ai remarqué les œuvres tribales de Brian Lucas, street-artiste également connu sous le nom d’Oeno. Et chaque vernissage y est l’occasion de rencontrer un solide noyau de fidèles, esthètes et élégants.
En ce moment, c’est Théophile Arcelin qui y dévoile ses œuvres dans le cadre d’une exposition intitulée « Æterna ». Ses tableaux étranges et lumineux nous montrent des paysages à la fois inconnus et habituels, bouillonnants et calmes, foudroyants et éternels. Il définit lui-même son travail comme une invocation, un souvenir perdu, une fouille mémorielle, qu’il ne peut pas interpréter avec des mots et qu’il ne peut traduire que par la peinture.
L’œuvre que l’on remarque en premier lorsqu’on pénètre dans la galerie s’appelle « Silentium ». C’est une grande toile représentant une sorte de jardin des délices enfoui dans les ténèbres, où des fleurs incandescentes protègent et emprisonnent une forme blanche centrale dont on ne sait s’il s’agit d’une représentation d’une intelligence suprême ou d’un linceul. On devine, à l’arrière, une autre forme blanche, ce qui fait penser qu’on ne voit qu’une petite parcelle d’un univers qui nous dépasse.
Les taches de couleur me font penser aussi à des flocons, comme ceux qu’on voit dans le film « L’amour à mort » d’Alain Resnais, mais colorés en rouge pour montrer qu’ils sont arrivés à maturation. J’y vois mes propres souvenirs d’avant ma naissance. J’y vois des images apaisantes ancrées en moi. J’y vois un monde immobile et sans douleur mais aussi sans joie. Un monde plein d’énergie silencieuse, placide et résigné. J’y vois l’ombre de Jeanluc Buro, parti vivre en Inde, à la recherche d’une vie matérielle plus douce et de valeurs spirituelles plus puissantes et qui y est mort.
Exposition « Æterna » jusqu’au 1er mars 2025
Galerie de la Clé, 23 rue Michel le Comte, 75003 Paris