La chronique d’Arnaud-Louis Chevallier: Dominique Capocci à l’Atelier M

Juin 1984. Je viens de fermer, au bout de 120 nuits, à raison de trois nuits par semaine pendant quarante semaines, ma discothèque éponyme qui, de toute façon, n’était pas censée perdurer au-delà du printemps. J’ai encore un contrat d’exclusivité avec la salle, mais j’ai envie, tout comme ma clientèle, d’aller faire la fête dans d’autres lieux, hors des sentiers battus. Lors de l’année qui vient de s’écouler, j’ai rencontré dans ma boite Cyrille Gordigiani qui vient habillé tantôt en religieuse avec des bas résilles, tantôt en geisha cosmique, et qui commence à organiser des soirées insolites et très rock dans de minuscules salles à Paris. J’ai également fait la connaissance de Patrice Gruszkowski, ancien chanteur d’un groupe de blues, qui en a gardé la sono, et accessoirement fonctionnaire au Ministère des Finances, que j’avais déjà croisé plusieurs fois au Bleu Nuit. Après moult soirées arrosées aux breuvages les plus variés, nous décidons d’organiser des soirées hebdomadaires, mais comme les salles disponibles sont encore rares, nous  nous rabattons sur des lieux vétustes et décatis, pas forcément aux normes et dépourvus de licence d’alcool. Nous formons une association comme si nous étions des étudiants qui organisions une fête de temps en temps, ce qui permet de de bénéficier -à l’époque- d’une tolérance pour la vente de bières et de spiritueux… et nous changeons d’emplacement chaque samedi.

L’équipe s’étoffe avec Thierry Deret, un ami de Patrice, régisseur hors pair, capable de faire surgir de l’électricité là où il n’y en a pas. Les soirées sont baptisées par Cyrille « Le palace en folie ». C’est incongru car on est bien loin d’un palace, mais la folie est bien au rendez-vous. Le monde aussi, même si nous ne savons pas, d’une semaine sur l’autre où aura lieu la prochaine soirée. Notre création festive est addictive. Dès que le lieu des réjouissances suivantes est connu, il se diffuse au téléphone -Internet n’existe pas- à une vitesse incroyable. Nous fonctionnons un peu comme une secte. D’ailleurs une partie de notre public rejoindra la nébuleuse de Bérurier Noir ou celle de l’Echo Râleur.

L’un des espaces où nous organisons régulièrement nos soirées est un théâtre au rez-de-chaussée des Frigos, un immense bâtiment industriel qui abritait les salles réfrigérées de la SNCF du temps où il existait des wagons restaurants, au milieu d’un immense no-man’s land constitué de terrains vagues et de friches industrielles, où s’affrontent sporadiquement des bandes de punks, de skinheads et de cats. La musique que nous y diffusons est à l’image du décor : elle est entêtante, sombre et corrosive, comme un titre de Sister of Mercy

Retour en 2025. Les temps ont changé. Le quartier est devenu un nid douillet pour administrations prospères, entreprises opulentes et riches bourgeois à la conquête de l’Est parisien. Des immeubles modèles tout neufs sont sortis de terre. Même les ruines voisines des Grands Moulins de Paris, où s’est également déroulé l’un des palaces en folie, ont été converties en université flambant neuve.

C’est dans ce cadre devenu miraculeusement idyllique que mon ami Richard Mury a ouvert une nouvelle galerie. C’est un vaste espace lumineux, avec une belle hauteur sous plafond où tout a été fait sur mesure pour mettre en valeur, au mieux, les œuvres qui sont accrochées aux murs. A une époque où un grand nombre de marchands d’art ferment boutique, c’est une initiative qui mérite d’être saluée. Le maître des lieux a compris que pour durer, son espace doit être utilisé au maximum. C’est pourquoi il y a aussi installé son studio de photo -son activité d’origine- et qu’il propose également l’ensemble à la location pour des événements spécifiques.

Je me dirige donc vers l’Atelier M, puisque c’est le nom de la galerie qui est située au 5 rue René Goscinny dans le treizième arrondissement. Expatrié depuis quelques années à côté de Marseille, l’artiste Dominique Capocci y présente ses nouvelles créations dans une exposition éphémère qu’il a intitulée Rock’Art. Il y propose des peintures colorées, inspirées du pop art, de la représentation moderne des geishas ou encore de grands classiques revisités. Il expose également des sculptures en résine, dont une « Victoire de Samothrace » à laquelle il a rajouté une tête et des bras.

Je m’attarde sur son tableau « Shut up and Kiss me ». Il est à la fois jubilatoire et épanouissant. Il symbolise toute une philosophie passée. Et c’est vrai que plutôt que de se poser mille questions tel qu’on le fait aujourd’hui dans n’importe quelle relation dont on espère qu’elle devienne amoureuse, rien ne vaut l’échange d’un tendre baiser, ainsi que c’était librement pratiqué dans les années 1980. Un instant, je replonge de nouveau dans le passé. Je me transporte à travers le tableau. A mes tous débuts dans la nuit parisienne, j’avais co-organisé, à deux pas de là, quai d’Austerlitz, un concert sous le label Rock in Loft dont le thème était « West Front – California Dream » et dont l’affiche reprenait le tableau « Kiss V » de Roy Lichtenstein. Je visualise notamment Snakefinger, ancien membre de The Residents qui y avait joué et qui avait également fait un concert quelques années plus tard aux 120 Nuits. Je me souviens de quelqu’un de foncièrement agréable et cultivé, hélas emporté par une crise cardiaque en 1987. Il n’y a pas de hasard. Je suis persuadé que Richard Mury a placé sa galerie sur une faille spatio-temporelle d’où on peut, l’espace d’un instant, voyager vers le passé ou vers l’avenir.

Dominique Capocci à l’Atelier M
5 rue René Goscinny, 75013 Pari
et sur https://rockartbycapocci.com